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Interview : Ernest Moutoussamy

Photos : E. MOUTOUSSAMY

« Je suis l’héritier d’une génération qui a posé les bases. Je crois que les élus d’avant avaient une conception de – leur Guadeloupe – et une volonté de la faire évoluer. La relève se mérite et se prend. Les élus (1960-1970), en cette période d’après-guerre froide étaient des hommes dotés d’une volonté de servir la Guadeloupe. Ce travail n’a pas été pris par les jeunes générations, d’autant plus que des débats se sont ouverts et n’ont rien donné. » 

Retiré de la vie politique après des décennies d’engagement politique, de travail parlementaire au moment où les territoires ultramarins étaient, selon lui, inexistants à l’Assemblée nationale, et plusieurs mandats de maire, M. Ernest Moutoussamy est témoin d’un changement d’époque. Et alors que sa parole se fait très rare, il nous a paru nécessaire de nous entretenir avec l’ancien député, suite à l’appel de Fort-de France qui a réuni les présidents des collectivités ultramarines majeures, sur la question du mal-développement structurel et d’inégalités territoriales croissantes et criantes.

Il analyse ce sujet qui fait débat et qui est en filigrane de cette initiative, à savoir la question de l’évolution institutionnelle et nous livre ses espérances pour les territoires ultramarins français.

Son parcours en quelques lignes :

Elu Député de la 2ème circonscription de la Guadeloupe le 21 juin 1981, il occupe cette fonction élective nationale jusqu’à la mandature qui s’est achevée le 18 juin 2002.

A l’Assemblé Nationale, il a été pendant 21 ans membre de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Il a été également membre de la commission finances, de l’économie générale et du plan, de la commission des affaires culturelles familiales et sociales.

Il est membre honoraire du Parlement.

Au niveau local, il a été Maire de la commune de Saint-François de 1989 à 2008,

Vice-Président du Conseil Régional de Guadeloupe,

Président de la Commission Tourisme, Environnement et Développement Durable,

Membre du Parti Progressiste Démocratique de Guadeloupe (issu de la scission du parti communiste guadeloupéen).

Passionné de lettres et écrivain, il a publié une trentaine d’ouvrages politiques et romans, le dernier « J’ai quatre mamans » est récemment paru aux éditions l’Harmattan.

Cette figure politique locale a été le trait d’union entre deux générations qu’il a marquées par l’intensité de son engagement et son parcours.

Ses mandats de député, député-maire de St François et de vice-président du conseil régional de Guadeloupe ont été, sans conteste, le creuset de sa pensée politique.

Idrecom : Dans le contexte actuel, ton absence du débat politique est plutôt surprenant. Avant tout, quels sont les grands moments qui ont jalonné ta carrière politique ?

EM : Mes premières paroles seront pour te féliciter de cette initiative, à mon avis porteur de beaucoup d’espérances et qui aurait comme mission majeure de combler ce vide que nous portons depuis le national jusqu’au local. Je salue cette initiative et je te souhaite ainsi qu’à l’organisation, vraiment, un bel avenir, un travail profond de recherches, susceptible de devenir un jalon ; une référence, un repère pour l’avenir. Le chantier est immense.

S’agissant de moi, je vais signaler de façon anecdotique que j’ai été élu député alors que je n’avais aucun mandat local et qu’au regard des archives de l’Assemblée nationale, c’est un cas exceptionnel. Parfois des députés ont été élus sans mandats, mais ils étaient sur des listes.

En général, il faut être élu local et le plus souvent maire, tant et si bien que la fonction « député-maire » existait déjà à l’époque.

Je n’appartiens pas à cette catégorie, j’ai été élu sans venir du sérail et tout en étant investi dans la vie politique longtemps auparavant. Cela m’a permis de travailler au mieux parce que n’ayant pas de responsabilité locale, je me suis investi dans la vie parlementaire à 100%. J’ai été membre de la commission des lois pendant 21 ans et j’arrivais à suivre les travaux, j’étais présent.

Tout en respectant les limites humaines, j’avais une vision totale de la vie parlementaire dans toutes ses dimensions et cela me permettait d’intervenir dans tous les débats politiques. Dans les années 80, un institut de mesure des activités parlementaires a été créé, l’IMA. J’ai été élu 27ème député de la République, je travaillais jours et nuits, ce qui surprenait mes collègues. Je venais de la terre, le travail était ma religion, j’arrivais à tout suivre.

J’étais jeune, je ne savais pas où se situait l’Assemblée nationale, le parti communiste guadeloupéen a décidé de me présenter aux élections législatives au regard du respect que j’avais pour mes camarades. Je dois dire quand même que dans leur tête, l’échec était certain.

En 1981, Mitterand ayant été élu avec près de 52% des voix personne ne pouvait s’imaginer que l’on pouvait inverser la situation.  L’échec étant au bout de la ligne, personne ne voulait s’engager. Le maire de Saint-François (Feu Lucien Bernier) était candidat et président du comité de soutien de Giscard D’Estaing en Guadeloupe. Rien ne pouvait laisser présager cette victoire. J’ai été élu tout simplement parce que j’avais l’avantage de connaître et d’être quelqu’un du terrain.

Arrivé à l’Assemblée nationale, j’ai découvert ce monde. Quand le 14 juillet 1981, François Mitterrand nous a invités à l’Élysée, je me suis retrouvé dans une grande salle, soudain je me suis dit « Où suis-je ? » Avant, je travaillais dans les champs de cannes.

Dans cette Assemblée nationale, l’outre-mer n’existait pas, ça m’a effrayé. Je le dis avec respect pour tous ceux qui étaient là, car nombreux sont ceux qui ont disparu. Je n’arrivais pas à comprendre cela, les élus ne se parlaient pas. J’ai essayé de prendre des contacts, toutefois personne ne veut te parler, ne veut t’accompagner. Or, sans la présence personnelle et individuelle des députés ultramarins, l’outre-mer n’avait aucune réalité concrète.

D’ailleurs, ils n’intervenaient en général que lors de la discussion du budget de l’outre-mer. Ce n’était pas ma conception des choses. Très tôt j’ai essayé de créer cet esprit de l’outre-mer tout en étant le plus jeune député, le novice mais avec une vision. J’ai fini par prendre des contacts de ci-delà pour créer une structure qui représenterait l’outre-mer.

Idrecom : Jeune député tu arrives à l’Assemblée Nationale dans un tel contexte, au-delà du choc de réaliser que l’outre-mer est le grand absent, comment appréhendes-tu ton travail parlementaire ?

EM : Le projet de créer fédérer les parlementaires d’outre-mer n’a pas abouti pour une raison majeure : les élus sont des représentants des partis nationaux et ces partis n’admettaient pas un rassemblement des élus ultramarins.

On a quand même créé une structure des élus d’outre-mer, une mission d’échanges pour mieux se connaître. On parlait de l’outre-mer mais on connaissait à peine son île. Cela m’a déterminé à travailler, à réfléchir et à écrire cet ouvrage : « Les DOM-TOM enjeux géopolitiques, économiques et stratégiques, aux éditions L’Harmattan, 1988 ». J’ai mis des années pour l’écrire, il s’agit d’un livre de base visant à positionner l’outre-mer dans l’ensemble français. 

On était à l’époque de la Guerre Froide, l’outre-mer occupait une place majeure. Cela a fait tomber les préjugés qui définissaient « l’outre-mer » comme des territoires marginaux.  J’ai emmené pour la première fois dans l’histoire de la république, un ministre de l’Outre-mer, Bernard PONS à reconnaître la place de l’outre-mer dans l’ensemble français et ça figure au journal officiel.

Je le cite : « L’outre-mer apporte plus à la France qu’il n’en reçoit d’elle ».

Cela a fait tomber les préjugés mais aussi a stimulé les collègues qui subissaient une propagande nationale négative envers nos territoires. Ils nous considéraient comme des « rien du tout ».

On leur prouvait qu’on était des propres à rien, de par notre vision et nos regroupements.

Je pense que j’ai repositionné beaucoup de choses à l’Assemblée nationale. Cela m’a permis de fréquenter tous les milieux, je dois même dire que je n’ai pas trouvé de frontière.

A Droite comme à Gauche, les gens discutaient avec moi de façon directe et franche car cela leur permettait de s’enrichir. Mes meilleures relations se trouvaient à Droite. Cette problématique-là est encore valable et fondamentale aujourd’hui.

Qu’est-ce qu’on veut exactement ? A l’heure actuelle, pas de réponse à cette question.

Idrecom : Avec le recul, comment expliques-tu cette réalité ?

EM : A l’heure actuelle, on n’est plus dans le contexte de Guerre Froide. La France n’essaye plus de bombe atomique dans le pacifique, elle n’a plus besoin de la Guadeloupe comme escale pour transporter celle-ci.

Personne ne le savait mais la bombe transitait par la Guadeloupe pour arriver dans le pacifique, car il n’y avait pas d’avion pour faire 20 000 kms sans escale. Rien que ça montrait déjà quelle place que l’outre-mer occupait.

Idrecom : Dirais-tu que tu as pu faire bouger les lignes ?

EM : Dire que les lignes ont bougé, ce n’est pas tout à fait juste, mais je pense qu’au niveau de la réflexion, les choses ont été vues autrement, cette image qu’on avait de la Guadeloupe et que certains élus avaient d’eux-mêmes a évolué, au niveau de la pensée.

Je ne dirai pas qu’elle a été traduite dans les faits. Cette traduction exige de la part des élus locaux, un travail considérable basé sur l’idéal, sur les convictions et sur la conception qu’on a sur l’avenir de nos territoires. On n’a pas cette conception.

Aujourd’hui, les relations avec la France consistent en quoi ? A traiter des problèmes ponctuels, problème de l’eau etc… ce n’est pas avec cette conception qu’on peut parler d’avenir avec la France. Donc il faut revenir à un schéma, à une réflexion commune qui pourrait le configurer, établir ce qui a existé un temps en France, un contrat de plan avec la France métropolitaine et l’outre-mer.

Idrecom : Pourquoi n’y arrivons-nous pas ? Le problème est-il davantage lié aux personnes qui pourraient l’élaborer ou au manque de vision ?

EM : Je pense que globalement, en Guadeloupe, le problème est guadeloupéen, il n’est pas français. Du jour où la Guadeloupe en tant que telle verra la nécessité d’être au sein de l’ensemble français, il y aura des choses à faire et cela devrait déboucher sur une stratégie, sur des plans. Un schéma d’évolution de la Guadeloupe par rapport à la France. Ce schéma devrait prendre en compte tous les éléments.

On a beaucoup à reprocher à la France, mais aujourd’hui, sans la France, on n’est RIEN. Il faut tenir compte de ces données. Même en partant de ce constat, je suis pour cette évolution institutionnelle, je suis pour l’Union des Etats France-Outre-Mer, l’UEFOM qui devrait conduire à un état guadeloupéen, en mesure d’établir un nouveau lien avec la France. Cela devrait être le cas pour tout l’outre-mer. Les Français doivent avoir conscience de ces états unis d’outre-mer, cela ferait leur fierté. États qui à l’échelle internationale, représenteraient quelque chose d’unique.

Il faut ouvrir ce chantier, pas uniquement avec les politiques mais avec l’élite intellectuelle de la Guadeloupe. On a des spécialistes. Ce chantier permettrait d’élaborer quelque chose avec des objectifs. Cela permettrait de disposer d’un document de base pour discuter avec l’Etat français.

Idrecom : Prendrais-tu ta part dans cette réflexion collective ?

EM : Ma vie politique est finie. Je ne veux plus m’y investir, d’autant plus que je ne suis pas convaincu que ça va évoluer, y compris au niveau de nos intellectuels ; ce que je regrette. On a eu cette Elite. Elle a failli ! Aucun repère pour recadrer nos élus. On navigue dans un néant.

Idrecom : La classe politique, dans sa totalité, n’est-elle pas un peu responsable de cette situation ?

EM : Quand cette Elite est née, elle s’est enracinée tout de suite dans le nationalisme. Ça a été son malheur, parce que brutalement elle a porté sur le front de la Guadeloupe, le problème de l’indépendance de celle-ci. Ça a été une erreur monumentale. Ce qu’on a vécu, y compris en mai 1965 n’est pas tombé du ciel. Une stratégie mise en place par les services secrets américains et français pour aboutir à des actes devant amener le peuple à se couper de ces gens-là et ça a fonctionné.

En définitif, presque tout est à revoir. Les Guadeloupéens ont cette capacité, sur le plan individuel, ils le prouvent notamment dans le domaine sportif. Ils peuvent avoir une image correcte de la Guadeloupe, à condition que les élus locaux en fassent autant.

Il faut des structures de rencontres et de réflexions pour déterminer le positionnement de la Guadeloupe. L’avantage c’est qu’à l’Assemblée nationale il y a une vie politique avec une confrontation de Droite et de Gauche. Parfois ça paralyse. La structure qu’est l’Assemblée Nationale a pour mission de transcender : capitaliser les deux pensées et sortir un dénominateur commun. Avec ça, on pourrait avancer en Guadeloupe.

Idrecom : Comment organiser ce pays Guadeloupe ?

EM : En dépit de cette faillite politique des possibilités existent mais il faut qu’il y ait des voix autorisées qui se fassent entendre. En m’adressant à mes amis indépendantistes, je leur dis en toute sincérité qu’ils sont les adversaires les plus redoutables de l’indépendance.

De par leur comportement, de par leurs agissements, de par leur enracinement dans la confrontation, ils effraient le peuple. Ils n’ouvrent pas un chemin. Le chemin conduisant à l’évolution de la Guadeloupe doit être un chemin serein, un chemin de vérité, de lumière, pour rassurer le peuple de telle façon qu’il puisse accompagner la démarche.

Ce n’est pas dans le contexte actuel où tout le temps on est en confrontation, où l’activité la plus importante de la Guadeloupe est la grève, tout simplement parce qu’on est rémunéré… Il faut trouver un cheminement qui nous conduit à mieux parce que c’est possible. Ne pas avoir la même gifle qu’on a eue avec les résultats de Marine Le PEN.

Où va-t-on ?

Cela est la faute des Guadeloupéens, de leur comportement. Ils n’ont pas voulu essayer de trouver ce chemin de sérénité, de réflexions qui permettrait aux uns et aux autres de faire le bilan de cette « révolution » : ce qu’on va perdre, ce qu’on va gagner.

Aujourd’hui il faut ce bilan pour avancer : ce que la France apporte, ce que nous apportons.

Idrecom : Qu’en est-il des autres politiques ? Que manque-t-il aux élus d’aujourd’hui pour qu’ils soient à la hauteur de la tâche ?

EM : Les indépendantistes ont l’avantage de s’affirmer. Par qui ?  Au profit de qui ? Je laisse cette interrogation. La classe politique guadeloupéenne doit se remettre en cause.

La politique n’est pas le lieu où on se taille une personnalité. On vient en politique, pas pour être X, Y, mais pour faire évoluer le pays et la conscience du peuple.

Le seul objectif ne doit pas être l’ambition personnelle. Il faut se mettre à la disposition du peuple.

L’élu ne doit pas se considérer comme élu du suffrage universel mais comme un fils du pays. Il doit s’investir dans son avenir et dans la construction de cet avenir.

L’élu guadeloupéen d’aujourd’hui reste un élu local ou national, il reste élu de tribune, élu de média, qui cherche à se faire une personnalité, non pas pour faire avancer le pays mais pour être quelqu’un. Je pense que ce n’est pas la bonne démarche et on comprend le divorce, la rupture entre le peuple et les élus. Le peuple ne voit pas dans l’élu quelqu’un qui lui tiendrait la main pour lui dire « avançons ensemble ». Il voit en lui quelqu’un qui cherche à satisfaire ses ambitions personnelles. Ce n‘est pas avec ça qu’on va arriver.

Idrecom : Selon toi, de quand date ce glissement ? Ta génération était-elle une génération de politiques plus engagés, plus conscientisés ?

EM : Je suis l’héritier d’une génération qui a posé les bases. Je crois que les élus d’avant avaient une conception de – leur Guadeloupe – et une volonté de la faire évoluer. La relève se mérite et se prend. Les élus (1960-1970), en cette période d’après-guerre froide étaient des hommes dotés d’une volonté de servir la Guadeloupe. Ce travail n’a pas été pris par les jeunes générations, d’autant plus que des débats se sont ouverts et n’ont rien donné.

C’est un domaine immense qu’il faut ouvrir d’une façon ou d’une autre, il faut faire comprendre aux Français que l’outre-mer n’est pas cette image qu’on leur a inculquée. Les populations d’outre-mer sont à égalité, au même niveau qu’eux. Des peuples, des gens qui se battent à l’école de la France, en tant que pays des droits de l’homme pour évoluer.

Ce message-là doit passer avec dignité et constance, pas en apparaissant à l’Assemblée Nationale de temps en temps. Il faut quand même rester à sa place.

Quand je constate que des élus vont voir le président de la République pour la question de l’eau en Guadeloupe, quel est le rapport ?

Idrecom : C’est une difficulté ou un aveu d’impuissance ?

EM : Il faut prendre les problèmes comme on doit les prendre, avec cette rigueur de pensée et ne pas faire comme les Guadeloupéens le font. Tous les jours, ils se plaignent de la France et s’il y a un problème le premier pays qu’ils appellent à l’aide, c’est la France.

Idrecom : Nos élus n’évoquent-ils pas des problèmes qui, de leur point de vue, sont essentiels et cruciaux, notamment le transfert des compétences, que j’associe à l’évolution statutaire et la problématique des moyens qui ne sont pas octroyés par l’état ?

EM : Autant je suis pour l’évolution, quand on prend le centre des compétences, je nuance. Essayons d’exploiter nos compétences avant d’en demander. A cette heure-ci, tout ce qu’on veut faire, on le peut. Je prends, par exemple, l’administration d’une commune, on peut faire ce qu’on veut dans sa commune. Utilisons les moyens dont nous disposons, utilisons ces compétences pour en sortir le meilleur. Puisqu’au fond, on est devant une sorte de quadrature du cercle. Car on a des compétences actuelles qu’on n’arrive pas à utiliser au mieux, au service de l’intelligence et de la réflexion et on en demande d’autres. Pour quoi faire ?

Idrecom : Pourquoi n’arrive-t-on pas à les utiliser au mieux ?

EM : Parce qu’on n’a pas de projet pour le pays – La Guadeloupe – ; on se contente de gérer le quotidien au jour le jour et très souvent avec des mesures qui sont prises en fonction des retombées politiques électorales et de fait, on tourne en rond.

Le problème central c’est définir ce projet pour le pays et c’est un gros travail d’élaboration et de réflexions avec des intellectuels.

Ça demandera du temps, mais dresser le bilan général tel qu’il est, et en deuxième plan, se dire où on veut aller, et voir le cheminement qui nous emmène au point déterminé. Étant entendu – et ça c’est la plus grande problématique – qu’on part d’une situation A pour aller à une situation B, et qu’il faut que B soit meilleur que A. C’est fondamental.

Quand on se réfère aux autres et qu’on prend le cas de la Dominique, la population sait qu’elle part d’une situation A qu’elle connaît pour aller à B qui est plus ou moins défini. Elle va y aller car, de toute évidence, B ne sera jamais pire que A parce qu’en réalité ils n’ont pas grand-chose en A.

C’est différent chez nous. Il évoque la question des moyens financiers. En outre, se référer à l’histoire… construire l’avenir de la Guadeloupe ne peut pas se faire sans son passé.

Quel que soit ce qu’on demandera à la France, elle ne va jamais honorer ce que nos ancêtres lui ont apporté. Qu’on ne vienne pas nous parler de questions d’argent.

Prenons le Palais de l’Élysée, où vit le Président de la République, en considérant la construction de ce palais, on y trouvera un peu de sang et de sueur de nos compatriotes en esclavage.  En définitif, cette question financière est évidente, à condition, encore une fois, qu’on utilise ces moyens pour aller de l’avant.

Idrecom : Peut-on dire aujourd’hui qu’on prend ce chemin-là, même de manière tordue, ou bien doit-on considérer que nos élus sont complètement à côté ?

EM : On parle… l’évolution institutionnelle etc… quelque part on peut être content, mais moi je dis, « prenons garde », ne laissons pas échapper ce chemin sur lequel on avancerait, ne le laissons pas déboucher sur une impasse. Au contraire, essayons de tracer le sillon pour que ces soubresauts qu’on ressent ici et là puissent être traduits en actes politiques, en projet ; de façon à capitaliser ce qui émerge et ne pas se perdre. Ça bouillonne, mais sur quoi ça va déboucher ?

A cette question, il n’y a que la réflexion collective qui peut se permettre de répondre. Or, elle n’existe pas. On parle de beaucoup de choses, on va régler le problème de l’eau, et d’autres etc… et l’avenir de la Guadeloupe ne s’inscrit pas.

Idrecom : Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que la France a échoué dans l’outre-mer ? Si tel est le cas, comment évaluer les responsabilités ?

EM : Je pense que la France n’a pas eu d’objectif pour l’outre-mer. Je ne suis pas persuadé qu’il existe, ni une pensée ni une réflexion, permettant justement de positionner cet outre-mer dans l’ensemble français. On s’est contenté des suites de la colonisation, de gérer les biens même si parfois c’est de façon coloniale car en définitive rien n’a surgit. Donc, dire que la France attendrait quelque chose de l’outre-mer, je pense que c’est se tromper car la France en profitait, en abusait même.

Quand on regarde le cas de la Nouvelle Calédonie, le cas le plus brûlant, on ne peut pas ne pas s’interroger. Qu’est-ce que tout cela a donné ? Et la faute à qui ? Certes, il y a un adversaire mais il faut compter avec lui, mais compter avec lui signifie compter sur soi. Et souvent ça n’a pas été le cas.

A l’heure actuelle où il n’y a pas d’enjeux politiques, La France, au regard de l’outre-mer, ne se pose pas de question. Véritablement, la question est dans le champ guadeloupéen, dans le champ de l’outre-mer.

C’est à nous de dire à cette France : voilà ce qu’on veut. La situation actuelle, elle n’est pas la plus négative qui existe mais on souhaite la faire évoluer, et bien entendu pas contre vous, mais avec vous. Discuter. C’est un choix politique considérable qui va au-delà des petites rencontres anecdotiques. Il faut trouver le moyen d’asseoir cela sur des réalités. Il faut qu’il y ait cette volonté que les hommes politiques se rassemblent pour des objectifs, et aussi savoir est-ce-que ce peuple-là voudrait avancer au regard de ce qu’il vit, ce qu’il voit.

Idrecom : Quels seraient les préalables qui nous permettraient d’y arriver ?

E.M : Tout d’abord, établir la confiance avec le peuple, c’est-à-dire que l’élu se repassionne par rapport au peuple, et sorte d’un domaine où c’est sa personne qui compte, pour s’enraciner dans l’âme du peuple, et ça nécessite une stratégie d’union. On peut déjà constituer cette « Assemblée nationale locale » pour que les gens se rencontrent, qu’on puisse se parler, qu’on puisse définir les orientations, qu’on puisse mettre en place une procédure et une stratégie.

Si vous n’avez pas un projet, pas une vision, pas une pensée, pas un capital de confiance, sur quelle base allez-vous discuter avec l’État français ? Qu’est-ce que vous lui direz ? Or, cette base-là, nous ne l’avons pas.

Idrecom : Quels seraient les freins ?

EM : Le frein principal quand on analyse objectivement la réalité guadeloupéenne ? Sur cette base, c’est celui de la prise de conscience collective de la nécessité d’un changement profond. Le peuple le ressent-il ? La réponse est non. Tout simplement parce qu’on a laissé de côté l’âme de la Guadeloupe, ce qui fait la dignité de l’homme guadeloupéen.

On a laissé de côté, son passé, son histoire et on s’est contenté presqu’exclusivement des besoins et des réponses à des besoins matériels.  A ce niveau-là, le pays n’a pas à se plaindre mais ça ne peut pas être l’avenir.

A tout cela il faut donner une âme, et c’est en cela qu’il est nécessaire d’avoir cette pensée politique guadeloupéenne, d’avoir cette réflexion qui pourrait amener le peuple à prendre une décision, en lui disant : « Tes réalités, tes besoins, ce que tu vis ça te contente, ça te suffit, on comprend que tu n’aies pas envie d’avancer. Mais on peut aller encore plus loin si tu acceptes ce qu’on te propose au nom de la dignité, au nom de la morale, au nom de l’histoire.

Idrecom : Le peuple peut-il entendre ces arguments aujourd’hui ?

EM : Il ne l’entendra pas du jour au lendemain mais je pense qu’il l’entendra parce qu’on touche à l’essence du peuple guadeloupéen, on touche à son âme, on touche à sa dignité et aucun peuple ne fera abstraction de sa dignité.  Il faut poser la question mais pas en laissant de côté les comportements actuels qui empêchent de poser quoi que ce soit.

Il faut réussir à créer l’ambiance, le climat pour ouvrir le champ de la réflexion à cette partie constitutive de l’essence du peuple. 

Idrecom : Est-ce que la France a réussi plus ou moins dans certains domaines par rapport à ce que tu as connu pendant tes mandatures ? En matière de politique publique, quel bilan dresserais-tu de ces années écoulées ? 

EM : Sur le plan matériel on ne possède pas tout mais on ne peut pas dire que le pays n’a pas avancé. Incontestablement, lorsqu’on parle de centre hospitalier de 500 millions d’euros on ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu d’avancées.

Quand tu prends en compte la législation sociale, que tu constates qu’en cas de maladie, il suffit de faire le 17 ou le 18 pour tout avoir à ta disposition ; qu’il te faut 9000 poches de sang mais que tu n’en donnes que 4000 parce que le sang des métropolitains arrive ici ; quand tu paies l’électricité non pas à son coût, mais avec une contribution de 30 % des Français, prélevés chez eux ; en analysant tout cela, tu ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu d’évolution sur le plan matériel. Maintenant, est ce que cela fait avancer le pays ? Je dirai non ? Ce n’est pas parce ce que tu auras le plus bel hôpital des Antilles en Guadeloupe que la Guadeloupe sera un grand pays. 

Idrecom : Nous avons un problème de démographie lié au départ des jeunes. Certains dises que c’est un problème d’attractivité, d’autres pensent que c’est de la responsabilité de nombreux élus qui ont fermé la porte à des Guadeloupéens qui voulaient travailler et s’investir dans chez eux. Ce problème place la Guadeloupe et la Martinique en tête des plus vieux départements de France d’ici à 2030. Comment aborder l’avenir dans ce contexte ?

E.M : On ne peut pas. Il faut que cette jeunesse s’inscrive dans le projet d’évolution du pays. Parfois elle revient mais le contexte est tel, qu’elle préfère repartir.

En définitive, on est en train de commettre une erreur mortelle, parce qu’aujourd’hui cette intelligence juvénile, technique, intellectuelle qui existe mais qui est ailleurs ; avec le temps, on risque de la perdre parce qu’elle n’aura pas trouvé les voies et les moyens de s’investir dans son pays. Tout simplement parce qu’on ne veut pas que le pays aille de l’avant.

Il est temps aussi de lancer un appel à cette élite intellectuelle extérieure, nos grands diplômés. Il faut voir un peu avec eux « quel avenir » est possible. Il faut ouvrir le débat et la réflexion sur cette élite-là, pour lui demander sa vision de l’avenir. Il y a aujourd’hui presqu’autant de Guadeloupéens qui vivent en France qu’en Guadeloupe. Ce chantier est colossal.

On ne peut pas poser le problème de l’avenir de la Guadeloupe en faisant l’impasse sur eux. C’est pourquoi d’autres organisations doivent se créer pour que ces problèmes-là soient réglés. Quel est l’avenir ?

En 2035, année du 400ème anniversaire de la présence de la France en Guadeloupe, elle n’aura pas le droit de venir en Guadeloupe telle qu’elle est. Elle devrait être avec la Guadeloupe aux nations unies.

Quand j’ai écrit mon livre, j’ai senti que l’outre-mer qui faisait de la France ce qu’elle est, a besoin d’avenir. Au fond, l’outre-mer n’est pas anti-français. Je crois qu’il cherche à saisir une autre main de la France pour aller encore plus loin avec elle

Idrecom : Quels sont les atouts qui pourraient nous permettent d’envisager l’avenir de manière positive ?

EM : « On a des atouts, on a un environnement, un territoire à la mer (l’avenir du monde est dans l’océan). Je crois aussi que quand le drapeau français est hissé sur un stade international grâce à Teddy Riner, ça parle. Il faut capitaliser cette essence intrinsèque du peuple guadeloupéen qui lui permet d’avoir des résultats sur le plan physique et sportif mais aussi sur le plan intellectuel. De telle façon qu’on puisse mettre dans la balance ce qui aujourd’hui est totalement ignoré.

Quand on regarde au fond, ce qu’on a comme élite, ce qu’on a comme chercheurs, ce qu’on a comme artistes et autres, on n’est pas rien.

La France gagnerait avec nous à faire fructifier aux mieux l’essence historique du peuple guadeloupéen et je dis encore à des amis que « les nègs marrons ne sont pas partis comme ça », pendant 2 siècles.

Ces gens ont laissé une essence dans notre pays et une essence plus porteuse que celle que nous apportons aujourd’hui parce qu’elle était rationnelle. Ce peuple-là n’est pas seulement charnel ou matériel, il est un peuple issu d’une histoire qui a laissé quelque chose à l’humanité.

Il faut valoriser ce qui a été laissé ; donc, matériel, immatériel, j’ose ajouter, humanitaire et spirituel, de façon à construire cette identité qui, de mon point de vue, est l’une des plus riches du monde. Un rendez-vous des quatre coins du monde, des points cardinaux. Amérindiennes, Européennes, Africains, Indiens se sont rencontrés sur cette terre.

Même si aujourd’hui on n’a pas la capacité d’analyser ce qu’ils ont laissé. Ils ont laissé quelque chose, ils ont laissé un capital qu’il faut mettre en exergue. Il faut élever ce peuple de sang mêlé pour que ce soit aussi sur la table de discussion.

La France connait l’apport amérindien ? Or c’est fondamental. 

Idrecom : Ne sommes-nous pas un peu timorés dans notre réappropriation de nous-mêmes ?

EM : « Il faut qu’on se connaisse déjà, il faut qu’on apprenne à se découvrir de telle façon qu’on puisse parler à l’autre. Définir l’identité locale implique que l’on mette tout sur la table. Avec nos compétences, avec des intellectuels, et qu’on en débâte de façon à avoir un document de base, le projet. 

Idrecom : Finalement, comment vois-tu notre destinée avec nos voisins de la Caraïbe ?

EM : Moi je pense, que tant qu’on n’a pas cette personnalité propre, il y aura des difficultés. Que voient-ils en nous ? La main de la France. Ils n’ont pas tout à fait tort, mais le jour où nous serons nous-mêmes, je pense qu’on aura tout le respect et la fraternité qui devraient exister entre nous.

Les relations, les contacts et même les rapports avec ces îles n’ont pas été convenablement analysés, notamment par rapport à notre existence dans ces Caraïbes.

Il y a des choses à comprendre, des choses à découvrir et ces pays qui aujourd’hui se tournent de plus en plus vers l’Europe – et l’Europe vers eux – sont motivés. Il faut analyser et comprendre cela. Le pas qu’on pourrait faire n’est pas isolé ou individuel, il est collectif. 

Idrecom : La Guadeloupe qui réussirait, à l’horizon 2030, 2040 aurait quels attributs ?

EM : En 2035, la Guadeloupe devrait être un Etat ; ça sous-entend que dans les dix ans qui viennent, qu’on négocie, qu’on discute, qu’on structure ses relations pour qu’on puisse établir le contour de ces Etats, en précisant qu’il faut réinventer les Etats. Il faut revoir ces choses-là.

On a parlé de l’émergence de certains pays africains, ça a été des enterrements, pourquoi ?

Rien n’a été préparé, ils figurent à l’ONU comme un député figure à l’Assemblée nationale. Qu’est-ce qu’on veut ?

Est-ce qu’on veut aller de l’avant, est ce que vraiment, on peut construire alors que tout laisse présager que l’avenir du monde s’inscrit dans un continent comme l’Afrique du fait de sa sainteté, de son originalité.

On doit s’ouvrir au monde. Le monde vit dans la souffrance et on répond à cette souffrance par des remèdes immédiats qui soulagent mais ce n’est pas la solution. 

Entretien réalisé par
Narcise THERESE